Les anciens membres qui deviennent apostats « apprennent » souvent leurs rôles grâce aux mouvements antisectes.
par Massimo Introvigne
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Dans l’article précédent, nous avons vu qu’il ne fallait pas confondre deux groupes bien distincts : les anciens membres et les apostats. La plupart des anciens membres ne nourrissent pas d’agressivité envers l’organisation qu’ils ont quittée. Seuls quelques-uns deviennent des adversaires militants. Mais pourquoi ? Quelles sont les caractéristiques de ceux qui deviennent apostats ?
Les chercheurs ont pris en compte deux facteurs. Le premier concerne l’organisation religieuse, le deuxième le processus de désaffiliation. En général, plus une organisation religieuse est controversée, plus le nombre d’apostats est élevé. Bromley a insisté sur le fait que, bien qu’il y ait des apostats dans toutes les religions, ils se trouvent principalement parmi les anciens membres de groupes que leurs opposants ont réussi à qualifier de « subversifs ». A l’inverse, les organisations très respectées vont générer plus de déserteurs et moins d’apostats.
Il serait préférable de comparer des associations bénévoles qu’une personne rejoint volontairement plutôt que des confessions ou des églises dans laquelle une personne est née. Il existe cependant plusieurs associations volontaires au sein des principales églises, comme les ordres religieux, les mouvements laïcs et même le sacerdoce catholique romain en général. Bien que des apostats particulièrement actifs furent prêtres ou religieuses catholiques, beaucoup de ceux qui quittent le sacerdoce ou les ordres religieux préfèrent se reprocher leur incapacité à se conformer aux normes de l’Eglise. Par conséquent, leur expérience sera souvent relatée sur le modèle des récits de type I (déserteurs). Selon Bromley et d’autres, cela arrive car l’Église catholique romaine est une organisation puissante (même si elle n’est évidemment pas au-delà de toute contestation). La plupart du temps, elle va négocier la façon dont ceux qui partent raconteront leur histoire, afin d’en limiter les dommages. En revanche, les organisations perçues comme subversives, y compris la plupart des nouveaux mouvements religieux, n’en ont pas les moyens, ce qui engendre plus d’apostats.
Ces remarques théoriques semblent tout à fait raisonnables au premier abord mais elles ne sont pas totalement confirmées par des recherches approfondies. Les nouveaux mouvements religieux sont généralement perçus comme subversifs et tendent à générer des apostats extrêmement virulents. Cependant, comme nous l’avons vu, les sondages, quand ils sont possibles, semblent suggérer que les apostats ne représentent qu’une minorité des anciens membres de la plupart des nouveaux mouvements religieux les plus controversés. Une grande majorité d’anciens membres sont des « anciens membres ordinaires », certains sont même des déserteurs.
Une distinction peut s’opérer ici entre les anciens membres visibles et invisibles. La plupart des anciens membres sont invisibles dans la mesure où discuter de leur ancienne affiliation leur importe peu. En fait, leur ancienne appartenance à un groupe apparaît uniquement dans les registres d’adhésion de celui-ci, s’ils sont accessibles à l’occasion d’études quantitatives. De plus, ces anciens membres seront rarement disponibles pour participer à un projet sociologique qualitatif. Les anciens membres visibles sont principalement des apostats, et les associations antisectes qu’ils ont rejoint depuis, s’efforcent par tous les moyens d’assurer leur visibilité.
En fait, l’élément crucial concerne le processus de désaffiliation. Toutes les études montrent que ceux qui ont été kidnappés et « déprogrammés » avec succès, c’est à dire soumis à d’intenses pressions psychologiques pour quitter la « secte », sont beaucoup plus susceptibles de devenir des apostats. Ceux qui ont été « déprogrammés » avec succès représentent une minorité de ceux qui quittent les mouvements qualifiés de « sectes ». Mais les apostats sont aussi une minorité.
Même sans avoir été déprogrammés, un certain pourcentage de ceux qui quittent une organisation religieuse sont en contact avec un mouvement antisecte avant, pendant ou après leur désaffiliation. Cela vient du fait que leurs proches, qui ont initié le processus de désaffiliation, ont contacté une organisation antisecte ou que les personnes qui envisagent de partir sont elles-mêmes curieuses ou intéressées par les critiques en cours sur la religion dont elles font partie.
Dans l’article précédent, j’ai mentionné l’étude quantitative que j’ai menée concernant d’anciens membres d’un groupe ésotérique appelé Nouvelle Acropole en France. 8,3 % de mon échantillon a révélé qu’un contact avec des organisations antisectes avait joué un rôle dans le processus de désaffiliation. 70 % des apostats avaient été en contact avec des organisations antisectes. 90 % de ceux qui avaient eu des contacts avec des associations antisectes considéraient Nouvelle Acropole comme une secte contre 10,3 % de ce qui n’avaient pas eu ces contacts; 80 % estimaient avoir subi un « lavage de cerveau » contre 6,7 % de ceux qui n’avaient pas rencontré des organisations antisectes. Bien sûr, l’apostasie est psychologiquement commode pour certains anciens membres, car elle leur permet de rejeter la responsabilité des actions et des croyances, qui semblent désormais erronées ou même stupides, sur le mouvement « maléfique », qui leur a fait subir un « lavage de cerveau » ou les a « réduits en esclavage ».


Si le rôle des mouvements antisectes est central dans la formation d’apostats, à son tour, comme l’a écrit Bromley, « le témoignage d’apostats est au cœur de toutes les initiatives de contrôle social soutenues par le mouvement antisecte ». Le but de ces témoignages est de discriminer et, si possible, de supprimer les nouveaux mouvements religieux. Quelques apostats (dont Steven Hassan, un apostat venant de l’Eglise de l’Unification) sont devenus des « déprogrammeurs » et ont même obtenu des accréditations professionnelles et universitaires. Beaucoup d’autres restent en contact avec les mouvements antisectes et, selon les termes de Bromley, continuent d’opérer pour la « dégradation du statut moral » des organisations qu’ils ont quittées. Ainsi « les membres heureux de ces organisations sont rejetés à cause de leur endoctrinement, les projets civiques sont perçus comme des coups publicitaires visant à attirer le public, les organisations auxiliaires sont traitées avec dérision de groupes écran » et les universitaires qui doutent des propos des apostats sont taxés de « apologistes des sectes ».
Bromley décrit aussi différents types de « parcours d’apostats ». Certains gagnent leur vie ou tirent une part importante de leurs revenus en écrivant des livres et en donnant des conférences à l’encontre de la religion qu’ils ont quittée. D’autres encore recrutent d’anciens membres et essayent d’en faire des apostats. A leur tour, les mouvements antisectes utilisent les apostats pour attaquer les religions qu’ils qualifient de « sectes ». Ils affirment que les « violations présumées sont tellement nombreuses et importantes que ceux qui clament leur innocence sont automatiquement rejetés ». Lorsqu’ « un climat d’opinion publique hostile est créé » grâce à la diffusion de récits d’apostats, un « contrôle social » et des « sanctions » publiques sont réclamés par le biais « d’audiences d’investigation », de procès et de discrimination gouvernementale (Bromley, « The Social Construction of Contested Exit Roles », 42–3).
En conclusion, bien que les apostats constituent une minorité relativement faible d’anciens membres des nouveaux mouvements religieux, ils sont les plus visibles, puisqu’ils sont les seuls mobilisés par les mouvements antisectes, facilement disponibles pour les médias et prêts à témoigner devant les tribunaux contre les organisations auxquelles ils ont appartenu.
Ceux qui ont suivi cette série d’articles ont pu constater qu’elle mène à deux conclusions. Premièrement, les apostats ne sont pas représentatifs du groupe plus large des anciens membres. Deuxièmement, les récits des apostats sont résolument modelés par leur rapprochement avec les mouvements antisectes et leur idéologie.
Bien évidemment, tout ce que rapporte un apostat n’est pas faux. En fait, aucun spécialiste des nouveaux mouvements religieux n’affirmerait que les récits des apostats ne soient qu’un tissu de mensonges. De même, contrairement aux caricatures répandues par leurs opposants, les universitaires qui mettent en cause les mouvements antisectes n’ignorent pas non plus la littérature provenant des apostats. Bien au contraire, ils regroupent leurs écrits et publient souvent des bibliographies relativement détaillées et complètes. Ils reconnaissent aussi que les apostats peuvent aider à formuler des questions utiles aux universitaires pour des recherches plus approfondies. Dans certains cas, les apostats agissent comment des lanceurs d’alertes, attirant l’attention sur de véritables activités illégales, que les autorités sont en mesure de vérifier.
Dans d’autres cas, de fausses accusations ont induit en erreur les forces de l’ordre et généré des souffrances inutiles. Par exemple, en Russie et Asie centrale, les Témoins de Jéhovah ont subi ce que les organisations internationales et les ONG ont largement décrit comme de la persécution flagrante. Cette persécution a été appuyée par une très longue liste d’accusations préparées par Jerry Bergman, un universitaire dont le domaine est la microbiologie (où il est très controversé) plutôt que la religion. Bien que Bergman ait compilé en 1999 une bibliographie utile sur les premières années des Témoins de Jéhovah, cette fois il écrit en se présentant, non pas en tant qu’expert neutre, mais comme un ancien membre mécontent qui a quitté les Témoins de Jéhovah. Traduites en russe et facilement accessibles sur internet, ses accusations ont gravement porté atteinte à la cause des libertés religieuses et des droits de l’homme, dans des pays qui ont autrefois fait partie de l’Union soviétique.


Il est fondamental pour les médias et les cours de justice de garder à l’esprit que les apostats ne sont pas représentatifs du large panel des anciens membres appartenant aux nouveaux mouvements religieux, dans lequel les apostats sont une minorité. De plus, par définition, les apostats ne sont pas les seules personnes ni les plus fiables à pouvoir témoigner au sujet des nouveaux mouvements religieux. Effectivement, ils en faisaient partie, tout comme de nombreux membres toujours associés au mouvement et d’anciens membres qui ne sont pas devenus des apostats. En outre, les apostats se définissent à travers leur intégration dans la communauté et l’idéologie anti-sectaire et leur opposition militante contre les mouvements qu’ils ont quittés. Ce sont de puissants éléments qui favorisent les préjugés et les partis pris. Accepter les propos des apostats sur les nouveaux mouvements religieux comme « la vérité » reviendrait à évaluer le caractère moral d’une personne divorcée en se basant sur le témoignage de son ex-conjoint en colère ou encore baser sa perception de l’Eglise catholique uniquement sur les témoignages d’anciens prêtres mécontents.
Les récits des apostats ne doivent pas être ignorés. Cependant, la neutralité et l’objectivité supposent une méthode de triangulation : les rapports des apostats sont comparés aux témoignages de membres toujours associés au mouvement et d’anciens membres qui ne sont pas devenus apostats. Sont également pris en compte des entretiens, des travaux d’archives et des observations participantes effectués par des chercheurs, qui ont étudié la littérature interne pertinente. Une utilisation sérieuse de cette même méthode impliquerait également que les groupes accusés soient autorisés à examiner les accusations des apostats et à y répondre. Les reportages des médias sur ce mode triangulaire, qui prennent en compte toutes ces sources, produisent un journalisme de qualité. Les médias dont les sources sont uniquement ou principalement des apostats réalisent un travail de sape et alimentent la discrimination.