Cesser de fréquenter les anciens membres excommuniés est une pratique commune aux religions monothéistes. Selon les chercheurs, il y aurait une raison à cela.
par Massimo Introvigne
Article 1 sur 6.
Read the original article in English.


Les chrétiens à Corinthe reçoivent des instructions de l’apôtre Paul au sujet du traitement des chrétiens excommuniés, comme illustré ici dans une publication des Témoins de Jéhovah. Source : jw.org
Les campagnes à l’encontre des Témoins de Jéhovah semblent se multiplier à l’échelle mondiale. Elles sont liées d’une part aux propagandes des états non démocratiques. En interdisant la religion des Témoins de Jéhovah à leurs propres fins, ces états, dont la Russie, ont dû justifier leurs actions devant les institutions internationales et les nombreux pays qui les ont condamnés. Ces campagnes sont, d’autre part, alimentées par le mouvement contre les dérives sectaires. Ce dernier justifie son existence et le soutien qu’il reçoit de certains gouvernements, en avançant que la « menace des sectes » est un véritable danger et qu’elle est en pleine expansion.
Une des principales accusations utilisées contre les Témoins de Jéhovah consiste à dire qu’ils enseignent que leurs membres à la foi exemplaire doivent cesser de s’associer avec une personne qui est excommuniée, sauf si cette personne appartient à leur famille et partage le même foyer. (Il y a quelques exceptions cependant, mais ceci sera expliqué dans le troisième article de cette série). Selon les dires de ces accusateurs, la personne excommuniée et « ostracisée » subit des séquelles psychologiques et cette pratique constitue une violation des droits de l’homme.
Bien que la majorité des jugements rendus par les tribunaux internationaux sur cette question aient conclu que les Témoins de Jéhovah agissent dans leur droit en enseignant l’exclusion en vertu de la liberté religieuse, la Cour de Gand en Belgique en a décidé autrement. Le 16 mars 2021, les Témoins de Jéhovah ont été condamnés à payer une amende pour « ostracisme » par ce même tribunal. De plus, le gouverneur du comté d’Oslo et Viken en Norvège, a rendu une décision administrative refusant aux Témoins de Jéhovah une subvention de l’État pour l’année 2021, subvention dont ils ont été bénéficiaires pendant 30 ans. La raison de ce refus s’appuyait sur le fait que certains aspects de la pratique de l’exclusion étaient jugés inacceptables. Les deux décisions ont fait l’objet d’un appel. Le 7 juin 2022, la condamnation décidée en Belgique a été annulée par la Cour d’appel de Gand, qui a conclu que l’exclusion peut être librement enseignée et pratiquée en Belgique.
Dans cette série d’articles, je tenterai d’élucider ce sujet et de répondre aux questions suivantes : pourquoi les Témoins de Jéhovah ne s’associent pas avec des ex-Témoins, comment la pratique de l’exclusion est enseignée et appliquée, pourquoi elle est pratiquée, et pourquoi, selon moi, ce comportement entre dans le cadre de la liberté de religion – une liberté qui devrait être accordée aux Témoins de Jéhovah – comme à toutes les religions, d’ailleurs.
Dans certaines écoles bouddhistes et dans d’autres religions orientales, des pratiques comparables à l’exclusion sont reconnaissables. Cependant, l’exclusion, comme la pratiquent les Témoins de Jéhovah, est une caractéristique typique des religions monothéistes, également appelées « abrahamiques » (appellation qui ne fait pas l’unanimité), en l’occurrence le judaïsme, le christianisme et l’islam. Dire que cette pratique n’est observée que par les Témoins de Jéhovah relève de la propagande. Même s’il existe quelques différences dans la mise en œuvre de ce concept par rapport à d’autres religions, néanmoins, un bref examen de ses origines religieuses nous aidera à le replacer dans son contexte.
Dans le livre du Deutéronome 13 :6-16, les Juifs ont appris que s’ils rencontraient un apostat qui avait quitté la confession juive et propagé le culte d’autres dieux, ils ne devaient surtout pas se laisser « persuader » : même si l’apostat est le « fils de la même mère que toi, ou ton fils, ou ta fille, ou ton épouse chérie, ou ton ami le plus cher […] N’aie aucune pitié pour le coupable. Ne prends pas sa défense » (Dans la version anglaise de cet article les références sont tirées de la New International Version et pour la version française nous utilisons la version de la Bible Nouvelle Français Courant). D’après le livre du Deutéronome, il est également enseigné que dans certains cas, ces apostats pouvaient même être condamnés à mort. Dans 1 Corinthiens 5 :13, nous lisons à l’intention des chrétiens :« Chassez le méchant du milieu de vous », et dans 1 Corinthiens 5 :11 : « Vous ne devez pas même partager un repas avec une telle personne. ». Et encore dans 2 Jean 10-11 : « ne le recevez pas chez vous et refusez même de le saluer ; car celui qui le salue devient complice de ses mauvaises actions. » Mahomet (vers. 570-632) était encore plus sévère. Selon un hadith fréquemment cité, recueilli dans le Sahîh d’Al-Bukharî et considéré comme la déclaration de l’islam la plus sacrée après le Coran : « Si un musulman rejette [sic] sa religion, tuez-le. »
Ce n’étaient pas là de simples paroles. Parmi les juifs de l’Antiquité, la peine de mort pour apostasie n’avait rien d’exceptionnel. Suite à la perte de leur pouvoir politique, les juifs sont devenus une minorité persécutée et, par conséquent, l’exécution des apostats a été remplacée par des rituels et des pratiques mettant en scène la « mort » symbolique de l’apostat. Aux yeux de la communauté, y compris des membres de sa famille proche, l’apostat était mort. En parlant de l’apostat, le type de langage utilisé était le même que celui employé pour décrire une personne décédée. Selon un article de la réputée « Encyclopédia Judaica » sur le sujet du « chérem » (exclusion) écrit par Haim Herman Cohn (1911-2022), un éminent spécialiste de la loi juive qui devint ministre de la justice en Israël puis appelé à la Cour suprême en tant que juge, nous lisons « qu’un apostat devait vivre en réclusion exclusivement avec sa famille. Aucun individu en dehors de la famille n’avait le droit de s’approcher de lui pour manger et boire, le saluer […]. Après sa mort, son cercueil était lapidé symboliquement, en déposant une seule pierre sur le cercueil. » Même aujourd’hui, certains juifs ultra-orthodoxes pratiquent encore le « chérem ».


Dans le « Corpus Juris Civilis », une compilation de lois rédigées par l’empereur romain Justinien et utilisées pour règlementer tous les aspects de la vie dans les pays catholiques et orthodoxes pendant plusieurs siècles, l’article 1.7.3 stipule que les personnes excommuniées ou qui ont abandonné leur foi doivent « être coupées de tout contact avec les autres ». Elles n’avaient pas le droit de rédiger un testament valide, ni d’hériter, et dans de nombreux cas, leurs biens pouvaient être confisqués par l’État. Jusqu’au vingtième siècle, le droit canonique catholique considérait certaines catégories d’apostats comme « vitandi », un terme latin signifiant « à éviter ». Aujourd’hui encore, des dispositions similaires existent dans certaines Églises orthodoxes orientales.
Nul besoin de donner des précisions sur cette pratique dans l’Islam, où l’on est passé de la peine de mort pour les apostats, toujours en vigueur dans la loi de plusieurs états, à une forme sévère d’exclusion totale de la communauté. Lorsque les choses se passent ainsi, les spécialistes des lois et de l’histoire islamiques, tels David Cook, considèrent qu’il s’agit d’un progrès significatif, car pour le moins, les apostats restent en vie.
Ces prescriptions se justifiaient. Selon les chercheurs, les adeptes des religions abrahamiques vivaient dans un monde où le monothéisme était l’exception plutôt que la règle. Les juifs et les chrétiens de l’Antiquité, ainsi que les premiers musulmans étaient tous entourés de polythéistes qu’ils considéraient comme des « païens », qui à leur tour, considéraient le monothéisme comme irrationnel et bizarre. Il est possible que des croyants monothéistes aient eu des amis et des membres de leur famille polythéistes. L’Empire romain a exercé une forte pression, notamment par la persécution et des exécutions, pour ramener les monothéistes dans le giron polythéiste. Les « païens » Mecquois ont agi de la même façon, lorsqu’ils ont rencontré les premiers musulmans.
Préserver la foi monothéiste était un défi de taille. Cette foi risquait constamment d’être engloutie par les vagues d’un polythéisme plus puissant et agressif. Les juifs, les chrétiens et ensuite les musulmans furent contraints de prendre des mesures extraordinaires pour protéger leurs confessions en difficulté. L’une de ces mesures était l’exclusion des apostats. Autrement ces derniers auraient ajouté leurs voix à celles des « païens » et exercé avec eux des pressions, ce qui aurait entraîné la conséquence catastrophique de corrompre et de détruire les jeunes religions monothéistes.
Certes, les chrétiens et les musulmans (à l’exception des juifs) ont accédé ensuite au pouvoir politique. Toutefois, ils sont restés conscients de la fragilité du monothéisme. Ils ont donc décidé de maintenir des dispositions à l’encontre des apostats.
Pendant de nombreux siècles, c’est à l’Etat qu’il a appartenu de punir et d’isoler les apostats, et c’est encore le cas aujourd’hui dans certains pays musulmans. Dans la chrétienté, Martin Luther (1483-1546) et Jean Calvin (1509-1564) ont tous deux étés du même avis : protéger les croyants des apostats devait toujours relever d’une responsabilité de l’État. Cependant, à l’époque moderne, le concept de liberté religieuse a progressivement vu le jour. En réalité, cette liberté n’a pas adouci la pratique de l’exclusion, mais l’a rendue plus stricte. Les groupes protestants réclamant la séparation de l’Église et de l’État ont affirmé que la punition contre les apostats ne devait pas être exécutée par l’État, car ce n’est pas l’affaire de l’État que de se prononcer sur les controverses religieuses. Cela ne signifie pas qu’ils n’inquiètent pas les apostats, mais qu’ils ont transféré dans le domaine privé la répression contre l’apostasie. En demandant à l’État de ne pas intervenir dans cette affaire, la responsabilité d’enrayer le danger présenté par les apostats revenait aux croyants en tant qu’individus, notamment aux membres de la famille de l’apostat et à ses amis proches.
Ceux qui connaissent les Amish qui vivent d’une manière simple, à l’ancienne, savent aussi qu’ils mettent en application une version stricte de l’exclusion, qu’ils appellent « Meidung » comme les premiers protestants. Peu de gens savent qu’au moment de son introduction, l’évitement (« Meidung ») a été considéré comme un progrès. Les Amish furent contraints de fuir vers l’Amérique du Nord, afin d’accéder à leur droit à la liberté religieuse. Au nom de cette liberté, les apostats n’étaient plus exécutés et il était interdit d’user de violence physique à leur encontre. Les apostats étaient libres d’aller ailleurs, et d’établir de nouvelles communautés religieuses s’ils le souhaitaient. Ils étaient soumis à la seule et unique punition du « Meidung » ou exclusion, c’est-à-dire à une séparation stricte d’avec leurs amis et leurs proches. Même si cette séparation était difficile, elle était nettement préférable au fait d’être brûlé vif sur le bûcher ou de mourir par noyade dans les eaux glaciales de la rivière Limmat, châtiment de l’apostasie dans la ville protestante de Zurich.


De nos jours, la plupart des chrétiens considèrent que le recours à l’État pour punir ou exécuter les apostats appartient au passé, ou qu’il est une caractéristique des religions contraires aux valeurs démocratiques modernes. Il est toujours admis que les apostats, s’ils ne sont pas contenus, peuvent miner la foi des croyants ou même détruire des communautés religieuses. Cependant, le jugement à l’encontre des apostats appartient plutôt aux individus et aux familles qu’à l’État.
Les Témoins de Jéhovah expliqueraient que les raisons pour lesquelles ils pratiquent l’excommunication ne sont ni historiques, ni sociologiques, mais plutôt fondées sur un enseignement de la Bible, notamment en 1 Corinthiens 5 :11 et 13, et 2 Jean 10-11. De même, un musulman pratiquant insisterait sur le fait que le point de vue de l’islam à l’égard de l’apostasie découle simplement de la révélation divine et des paroles mêmes du prophète Mahomet. Dans le jargon des sciences sociales, ces attitudes internes, ou façons de voir les choses, sont analysées comme étant « émiques ». Les chercheurs apportent une vision différente des choses parce que leur point de vue est externe ou « étique » (il s’agit d’un terme technique à ne pas confondre avec éthique). La vision « étique » ne remplace pas la vision « émique ». Cependant, elle montre que la position des Témoins de Jéhovah n’a rien d’étrange, d’irrationnel ou d’unique en ce qui concerne l’exclusion, une pratique qui fait partie intégrante de l’histoire du monothéisme.