Le directeur du Centre intercantonal d’information sur les croyances (CIC) a cosigné un sévère réquisitoire contre l’agence gouvernementale française de lutte contre les sectes.
par Massimo Introvigne
Read the original article in English.
Les suicides et les homicides du mouvement ésotérique de l’Ordre du Temple Solaire ont lieu en France, en Suisse et au Québec entre 1994 et 1997. Les pays francophones en sont particulièrement choqués : commissions d’enquête sur les « sectes », création d’organismes publics, lois s’ensuivent.
La France a créé la MILS, devenue l’actuelle MIVILUDES (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires). La Suisse a demandé aux cantons de créer des institutions ad hoc. Les cantons de Genève, du Valais, de Vaud et du Tessin ont créé ensemble le Centre intercantonal d’information sur les croyances (CIC), qui a acquis rapidement une notoriété nationale. Malgré une origine commune dans les discussions qui ont suivi la tragédie du Temple Solaire, les deux institutions sont différentes. La MIVILUDES a pour mandat de réprimer les « dérives sectaires », alors que le CIC a plutôt pour mission de diffuser une information équilibrée et de laisser les citoyens suisses se forger leur propre opinion par eux-mêmes.
Manéli Farahmand, l’actuel directeur du CIC, a récemment publié un article en deux parties comparant l’attitude à l’égard des « dérives sectaires » en Suisse et en France, cosigné avec le psychiatre académique et expert en thérapies alternatives Fabrice Berna, dans la revue scientifique francophone « Hegel » (vol. 14, no. 2, pp. 155-74 et 175-94).
Derrière le style poli habituel des revues académiques, la première et la deuxième partie de l’article comportent une critique dévastatrice du fonctionnement de la MIVILUDES, sans doute aussi motivée par le fait, mentionné dans le texte, que certains politiciens suisses prônent une attitude plus répressive à l’égard des « sectes » en Suisse en s’inspirant de l’exemple français.
L’opportunité de l’article vient des récents amendements à la loi anti-sectes française visant à réprimer les médecines alternatives et le refus « sectaire » des thérapies médicales et des vaccins. Cependant, l’étude suisse propose également une analyse plus large. Elle part de l’observation générale que la Suisse favorise traditionnellement une approche plus neutre de la religion, alors que la France, depuis la Révolution, a tendance à percevoir toutes les religions comme « enfermant les êtres dans la superstition et le fanatisme » (p. 158). L’une des conséquences est qu’alors que les chercheurs tendent à éviter le mot « secte » et que la désignation alternative « nouveaux mouvements religieux » est « adoptée à l’international » (page 159) dans le langage académique et officiel (même si pas dans les médias), les documents gouvernementaux français continuent de parler des « sectes » et des « dérives sectaires ».
Ici, en fait, une confusion est possible. La Suisse utilise également l’expression « dérives sectaires », mais avec un sens différent, pour désigner des crimes de droit commun que leurs auteurs disent avoir commis en raison de leurs convictions religieuses. La Suisse convient, explique l’article, qu’une motivation religieuse ne justifie pas les crimes, qui ne sont pas protégés par la liberté religieuse. En France, cependant, les « dérives sectaires » ne sont pas des crimes de droit commun motivés par des croyances religieuses. La France a introduit dans le concept une « dimension psychologique » (p. 159) et considère qu’il y a « dérive sectaire » lorsque des croyances ou des pratiques sont promues par des techniques présumées de contrôle de l’esprit.
L’analyse des experts suisses introduit un élément supplémentaire, en observant ces dernières années dans la littérature de la MIVILUDES un « glissement sémantique » (p. 161) » des « dérives sectaires » vers un « risque de dérives sectaires ». Les auteurs suisses considèrent cette évolution comme dangereuse, car les « risques de dérives sectaires » peuvent être repérés presque partout. On ne voit pas non plus pourquoi un simple « risque » devrait justifier la stigmatisation publique et la répression de la MIVILUDES.
En fait, toutes les organisations peuvent être considérées comme étant « à risque » de dérives. Puisque, écrivent les auteurs, « un risque n’étant par définition jamais nul, toute organisation [religieuse, spirituelle, politique, sportive et même scientifique] peut être qualifiée ‘à risque de dérive’. Le choix d’en désigner une plutôt qu’une autre renvoie aux motivations non juridiques et méthodologiquement peu explicitées de cette décision qui incombe à la MIVILUDES ; or le seuil décisionnel qui justifie de déclarer un groupe comme à risque n’est pas clairement précisé par la MIVILUDES » (p. 161). En résumé, puisque toute organisation peut être accusée de « dérives sectaires », qui est accusé et qui ne l’est pas est décidé par la MIVILUDES sur la base de critères qui ne sont pas clairement explicités.
La MIVILUDES a répondu à des critiques similaires, notent les auteurs, en affirmant qu’un groupe est désigné comme dangereux lorsque la Mission a reçu un nombre significatif de « saisines » à son sujet. Les auteurs suisses arrivent à une conclusion maintes fois proposée par « Bitter Winter » : les « saisines » sont de simples demandes d’information adressées à la MIVILUDES. Leur nombre peut être gonflé par les activités des opposants de certains groupes, ou par des campagnes des médias ou de la MIVILUDES elle-même. L’article note que lorsque les gouvernements et les médias font la promotion de campagnes de prévention du cancer, le nombre de personnes qui consultent les médecins et leur disent qu’elles sont persuadées d’avoir un cancer augmente, mais cela n’indique pas que les cas de cancer augmentent réellement. En résumé, « les saisines sont un mauvais reflet des dérives et leur nombre varie en fonction de nombreux paramètres indépendants de dérives avérées ; en premier lieu, les actions de communication de la MIVILUDES » (p. 165).
Lorsque cette critique méthodologique est prise en compte, les affirmations de la MIVILUDES selon lesquelles les années COVID et au-delà ont vu une explosion des « dérives sectaires » apparaissent simplement comme des « allégations sensationnalistes non étayées » (p. 165). Cette mauvaise méthodologie est liée par les experts suisses au fait que le personnel et les consultants de la MIVILUDES ne comprennent pas d’universitaires spécialisés dans l’étude des religions (il y a bien des universitaires mais ils viennent d’autres domaines).
Une question sérieuse est donc posée, qui s’applique également aux statistiques sensationnelles diffusées par la MIVILUDES sur les médecines non conventionnelles : « Ce discours sensationnaliste a un fort impact médiatique, mais soulève des interrogations compte tenu de son statut d’institution gouvernementale et de la manière dont les données [qui manquent pourtant de précision] sont interprétées et communiquées, sans recul critique. Pourrait-il refléter un manque d’expertise scientifique de fond ? » (p. 166).
En conclusion, « la méthode de travail de la MIVILUDES reste opaque » (p. 182). Les données présentées « manquent de précision, sont largement relayées dans les médias par une communication qui semble manquer de recul critique » (p. 188).
L’action de la MIVILUDES révèle un parti pris rationaliste et anti-religieux, et pose la question de savoir comment une agence aux « compétences scientifiques limitées » (p. 190) peut déterminer des politiques publiques, être fortement soutenue par le gouvernement français, et décider du sort de citoyens français facilement accusés de « dérives sectaires ».