Si vous faites un don à un mouvement qui déplait à la société, on assume que vous avez été victime de « manipulation mentale ».
par Massimo Introvigne
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Avez-vous ressenti de la « confusion » lorsque vous avez décidé de faire un don à une organisation religieuse impopulaire ? C’est la preuve que vous étiez soumis à une « manipulation mentale », et vous pouvez récupérer votre argent. Mais que se passe-t-il si vous ne vous souvenez pas clairement d’avoir ressenti de la « confusion » ? Alors c’est la preuve que, dans votre cas, la « manipulation mentale » était particulièrement efficace, et vous pouvez toujours demander à être remboursé.
Les spécialistes des nouveaux mouvements religieux pensaient avoir démystifié la théorie pseudo-scientifique du lavage de cerveau (ou « manipulation mentale ») au XXe siècle, confortés par le fait qu’en 1990, la décision « Fishman » avait interdit qu’on l’utilise comme arme contre les prétendues « sectes » dans les tribunaux américains. Mais le fantôme du lavage de cerveau est aujourd’hui de retour au Japon après l’assassinat de l’ancien Premier ministre Shinzo Abe, le 8 juillet 2022, par un certain Tetsuya Yamagami, dont la mère est membre de l’Église de l’Unification (aujourd’hui appelée Fédération des familles pour la paix mondiale et l’unification). La mère de Yamagami a fait faillite en 2002, prétendument à cause de ses dons excessifs à l’Église de l’Unification. Vingt ans plus tard, Yamagami a tué Abe en disant vouloir le punir d’avoir participé à deux événements d’une organisation liée à la Fédération des familles.
Plutôt que de blâmer l’assassin – et les campagnes médiatiques à sensation contre l’Église de l’Unification qui lui avaient tourné la tête – la plupart des médias japonais ont rejeté la faute sur le groupe religieux, avec l’argument étrange que, si sa mère n’avait pas fait de dons à l’Église, Yamagami n’aurait pas tué Abe. Un certain nombre de mesures ont été prises par le gouvernement. Une procédure a été lancée, qui pourrait aboutir à la dissolution de la Fédération des familles en tant qu’organisation religieuse. Les lois japonaises régissant les dons ont été modifiées, notamment par la « Loi sur la prévention de la sollicitation inappropriée de dons ou autres par des sociétés ou organisations similaires » (loi n° 105 de 2022).
Les tribunaux et les organismes chargés de l’application de cette loi sont désormais censés utiliser les directives publiées le 28 décembre 2022 par l’Agence de protection des consommateurs, sous forme de questions-réponses qui clarifient la portée de la loi.
Selon ces directives, l’objectif de la loi est triple. Premièrement, elle étend les lois préexistantes protégeant les consommateurs contre les sociétés, aux entités qui ne sont pas des sociétés mais des associations ou des fondations à but non lucratif, ainsi qu’à leurs employés ou représentants légaux. Elle ne concerne pas les dons faits aux particuliers. Toutefois, il est précisé que « si un membre d’un groupe religieux n’est pas un représentant ni un employé du groupe, mais qu’il sollicite des dons pour ce groupe, il existe évidemment un contrat implicite entre la société religieuse, ou organisation similaire, et l’individu. En conséquence, l’acte d’un tel individu est considéré comme un acte d’une société ou organisation similaire, et il est soumis aux dispositions de la loi ».
Deuxièmement, elle interdit certaines formes de sollicitation de dons. Elle introduit la notion de « devoir de considération », ce qui signifie, dans le cas des dons, que « la sollicitation ne doit pas rendre difficile ou excessivement contraignante pour un individu la décision appropriée de faire un don ou non. » Cette disposition étant assez vague, la loi et les directives précisent quels types et moyens de sollicitation sont interdits.
La loi interdit de profiter d’un « état d’anxiété » induit chez les donateurs par l’idée d’un « malheur » qui pourrait s’abattre sur eux ou sur leurs proches, dans cette vie ou dans l’au-delà. Le terme « anxiété » est ambigu. En 1843, le philosophe luthérien danois, Søren Kierkegaard, a donné à l’un de ses livres les plus célèbres le titre « Crainte et tremblement ». Ces mots sont tirés de la deuxième épître de Paul aux Corinthiens, chapitre 7 verset 15, dans la Bible. Kierkegaard soutenait que « la crainte et le tremblement » sont une attitude chrétienne appropriée face à Dieu, puisque nous ne sommes jamais sûrs d’être sauvés. Kierkegaard, ainsi que l’auteur de la deuxième épître aux Corinthiens, induisaient-ils un « état d’anxiété » chez leurs lecteurs ? La réponse est oui, et c’est typique de nombreuses religions, qui enseignent également que cette « anxiété » peut être soulagée par de bonnes actions – y compris des dons.
Notons que dans le cas de membres d’organisations religieuses, l’« état d’anxiété » peut être induit au moment de l’adhésion au groupe, et renforcé par un enseignement théologique continu. Il est donc reconnu que, dans certaines religions, des adeptes sont dans un « état d’anxiété » permanent, et on ne pourrait lier l’« anxiété » au moment précis du don.
Quant aux techniques de manipulation utilisées pour tirer parti de l’« état d’anxiété », elles sont définies par la loi comme celles induisant une situation de « confusion », dans laquelle le donneur « est mentalement incapable de porter des jugements en vertu de son libre arbitre, comme lorsque la personne est perplexe et ne sait pas quoi faire. Il s’agit d’un concept large qui inclut également la crainte (la peur ou l’effroi) ». Comme le souligne une question dans les directives, c’est ce qu’on appelle communément la « manipulation mentale ».
Mais qu’advient-il dans les cas où les donneurs ne se souviennent pas clairement s’ils étaient « confus » au moment du don ? Est-ce une preuve qu’ils n’ont pas été victimes de « manipulation mentale » et qu’ils ont donné librement ? Pas du tout, répondent les directives. « Même si les donateurs, lorsqu’ils ont fait un don, n’étaient pas en mesure de déterminer s’ils étaient confus ou non, il reste possible d’exercer le droit de révocation après s’être libéré de cet état […] Dans le cas où, au moment du don, les donateurs n’étaient pas en mesure de déterminer s’ils étaient confus, et même s’ils croyaient qu’ils faisaient un don par sens du devoir ou de la mission, mais que, plus tard, en considérant plus calmement ce qui s’était passé, ils se rendaient compte qu’ils avaient fait un don dans la confusion, parce qu’une personne les avait sollicités et avait profité de leur anxiété, il leur serait possible d’exercer le droit de révocation. »
Le troisième objectif de la loi est de permettre aux personnes qui ont fait un don en étant manipulées par des sollicitations illégales, ou par manipulation mentale, d’être remboursées. Plusieurs dispositions permettent à leurs proches d’exercer un droit de subrogation et de demander le remboursement, même si les donateurs sont encore « confus » (étant toujours membres du mouvement religieux) et s’ils ne demandent pas eux-mêmes à être remboursés.
Sachant que, dans certains cas, les tribunaux japonais ont reconnu la validité des engagements pris par les donateurs, au moment du don, de ne pas demander de remboursements à l’avenir, les directives déclarent que ces engagements sont uniformément invalides.
Les directives posent la question : « La loi interfère-t-elle avec la liberté de religion ou de croyance ? » Non, répondent-elles, car elle ne vise que les organisations et les pratiques « généralement considérées par notre société comme socialement inappropriées ». Celles-ci peuvent également être dénoncées publiquement par le biais de rapports ou d’autres actes informant la population qu’un certain groupe sollicite des dons de manière illégale.
Ici, comme dans d’autres mesures introduites ou proposées après l’assassinat d’Abe, les autorités japonaises se réfèrent à un concept de ce que la société en général considère comme approprié ou acceptable. C’est la porte grande ouverte à la discrimination. Le Japon est signataire du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) des Nations unies. En 1993, le Comité des droits de l’homme des Nations unies a adopté l’observation générale n° 22 de l’article 18 du PIDCP, qui traite de la liberté de religion ou de conviction. La section 2 de l’observation générale n° 22 stipule que l’article 18 interdit toute forme de discrimination « à l’encontre de toute religion ou conviction pour quelque raison que ce soit, y compris le fait qu’elles soient nouvellement établies ou qu’elles représentent des minorités religieuses qui peuvent faire l’objet d’hostilité ».
Le Japon justifie un traitement différent de certains nouveaux mouvements religieux – en utilisant une accusation pseudo-scientifique de lavage de cerveau ou de « manipulation mentale » – par le motif que ces mouvements sont « l’objet d’hostilité ». Il s’agit d’une violation flagrante de l’article 18 du PIDCP.