BITTER WINTER

L’assassinat d’Abe. Le mot « secte » est un instrument de discrimination

by | Sep 7, 2022 | Documents and Translations, French

La campagne contre l’Église de l’Unification au Japon est encore un exemple scandaleux de l’instrumentalisation du mot « secte » pour discriminer les minorités impopulaires.

par Massimo Introvigne

Article 6 sur 7. Lire l’article 1l’article 2, l’article 3, l’article 4 et l’article 5.

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A member of the Unification Church/Family Federation protests in Korea against discrimination in Japan.
Un membre de l’Église de l’Unification/Fédération des familles proteste en Corée contre la discrimination au Japon.

Le 6 juin 2014, le Premier ministre japonais Shinzo Abe a rendu visite au pape François au Vatican. Il lui a offert une réplique d’un « miroir secret » japonais du 17e siècle. Il ressemble à un miroir normal mais, lorsqu’on l’incline pour intercepter un rayon du soleil, il révèle une image de Jésus-Christ. À l’époque, les chrétiens du Japon devaient utiliser ces miroirs secrets car, s’ils étaient surpris avec une image ou un symbole chrétien, ils étaient exécutés. Monsieur Abe a présenté ses excuses à l’Église catholique pour les quelque 5 000 catholiques qui ont été tués au Japon pendant les persécutions des XVIe et XVIIe siècles et au-delà. Beaucoup d’entre eux ont été crucifiés.

En 1829 encore, trois femmes et trois hommes ont été exhibés à travers les rues d’Osaka et ont été crucifiés en tant que membres (peut-être ne l’étaient-ils pas) de la « secte maléfique » du christianisme et pour avoir recruté des adeptes en ayant recours à la magie noire.

Chrétiens crucifiés à Nagasaki en 1597, gravure de Wolfgang Kilian (1581-1663). Crédits.
Chrétiens crucifiés à Nagasaki en 1597, gravure de Wolfgang Kilian (1581-1663). Crédits.

Les excuses d’Abe étaient louables, mais elles semblaient faire référence à des atrocités d’un passé lointain. Ou peut-être pas. Des spécialistes tels que James T. Richardson et Wu Junqing ont noté que peu de choses ont changé depuis l’époque où les sorcières étaient brûlées en Occident et où les « sectes maléfiques » étaient brutalement persécutées dans la Chine impériale et au Japon. La seule différence est que l’idée de magie noire a été modernisée en lavage de cerveau, un concept pseudo-scientifique impliquant que les « sectes » ensorcellent désormais leurs adeptes par le biais de mystérieuses techniques psychologiques.

Ironiquement, alors qu’Abe a présenté ses excuses pour la persécution du christianisme au Japon en tant que « secte maléfique » employant la magie noire, on utilise son assassinat pour désigner l’Église de l’Unification/ Fédération des familles comme une « secte » qui obtient des dons par le lavage de cerveau, version moderne de la magie noire, et pour appeler à une répression des « sectes » en général. La logique perverse qui sous-tend ces affirmations repose sur le fait que l’assassin d’Abe détestait l’Église de l’Unification, parce que sa mère lui avait fait de grosses donations il y a vingt ans. Il a tué Abe pour le punir d’avoir assisté par vidéo à un événement, et avoir envoyé un message à un autre, d’une organisation liée à cette Église. Plutôt que de blâmer l’assassin, ou bien les campagnes de haine contre l’Église de l’Unification qui ont pu pousser ce dernier à l’acte, ce sont les victimes qu’on passe en jugement dans un spectaculaire retournement de logique et d’équité.

Mais qu’est-ce qu’une « secte » ? Une grande majorité de spécialistes des religions s’accorde à dire que les sectes n’existent pas. Le mot « secte » n’est qu’une étiquette utilisée pour discriminer les groupes que de puissants lobbies n’aiment pas pour diverses raisons. Il n’en a pas toujours été ainsi. Le mot « secte » et ses équivalents dans des autres langues avaient une signification précise dans la sociologie du début du XXe siècle. Ils désignaient des religions récentes, dont la plupart ou l’ensemble des membres s’étaient convertis à l’âge adulte, sans être nés dans la foi. L’exemple utilisé par les premiers sociologues était que Jésus et les apôtres faisaient partie d’une « secte », car aucun d’entre eux n’était né chrétien ; ils étaient tous des Juifs convertis. Après quelques siècles, les personnes nées chrétiennes sont devenues majoritaires, et le christianisme est passé de « secte » à « église ». La plupart des érudits qui ont utilisé cette terminologie étaient eux-mêmes chrétiens, et le mot « secte » pour eux n’avait clairement aucune connotation négative.

Une typique couverture à sensation des « sectes » dans les médias français.
Une typique couverture à sensation des « sectes » dans les médias français.

Cependant, au cours du XXe siècle, une nouvelle science, la criminologie, a commencé à utiliser le mot « secte » dans un sens très différent, en s’appuyant sur des précédents plus anciens. Une « secte » désignait un groupe religieux qui commettait systématiquement des crimes ou qui était susceptible de commettre des crimes à l’avenir. Cette signification du mot « secte » était similaire à l’expression « secte maléfique » utilisée pour persécuter et crucifier les chrétiens dans le Japon impérial. Elle créait également une confusion. Un sociologue des années 1960, à qui l’on demandait si Jésus et les apôtres faisaient partie d’une « secte », aurait dû répondre par l’affirmative en se basant sur les catégories sociologiques traditionnelles. Mais, comme l’utilisation criminologique du terme était également en train de conquérir les médias, ce sociologue risquait d’être mal compris et accusé d’avoir qualifié les premiers chrétiens de criminels.

C’est pourquoi, depuis au moins les années 1980, les spécialistes internationaux des religions, à la suite de la sociologue britannique Eileen Barker, ont abandonné le mot « secte » et adopté l’expression « nouveaux mouvements religieux » pour désigner les groupes nouvellement établis, dont la plupart des membres sont des convertis de première génération. Conscients de l’emploi du mot « secte » par les criminologues, ils ne nient pas l’existence de groupes qui commettent régulièrement des crimes au nom de la religion, aussi bien parmi les « nouvelles » que les « anciennes » traditions religieuses – tels les réseaux de prêtres catholiques pédophiles ou les terroristes qui usent ou abusent du nom de l’Islam. Le mot « secte » étant susceptible de créer la confusion, ils ont adopté d’autres expressions, y compris, plus tard, celle de « mouvements religieux criminels » suggérée par le soussigné.

Avec son livre daté de 1984 sur les conversions à l’Église de l’Unification, Eileen Barker a réfuté la théorie selon laquelle les « sectes » seraient différentes des « religions » parce qu’elles utilisent le « lavage de cerveau » pour convertir leurs adeptes.
Avec son livre daté de 1984 sur les conversions à l’Église de l’Unification, Eileen Barker a réfuté la théorie selon laquelle les « sectes » seraient différentes des « religions » parce qu’elles utilisent le « lavage de cerveau » pour convertir leurs adeptes.

Les mouvements religieux criminels sont des groupes qui commettent systématiquement, ou du moins incitent à commettre, des crimes de droit commun tels que la violence physique, le viol, la maltraitance des enfants ou le meurtre. Depuis la fin des années 1960, des groupes activistes « antisectes » sont apparus et ont appelé à limiter les activités des « sectes ». Ils ne les définissaient pas comme des mouvements commettant des crimes courants, tels que l’homicide ou les abus sexuels, mais comme des groupes coupables d’un crime imaginaire, le lavage de cerveau. Le mot « lavage de cerveau » a été inventé pendant la guerre froide par la CIA pour désigner des techniques mystérieuses, soi-disant utilisées par les Chinois maoïstes et les Soviétiques, permettant de transformer presque instantanément des citoyens par ailleurs « normaux » en communistes. Il a ensuite été appliqué aux « sectes ». En 1990, cette théorie a été réfutée par les spécialistes des religions comme une pseudo-science utilisée uniquement pour discriminer certains groupes, et rejetée par les tribunaux, au moins aux États-Unis.

L’assassinat d’Abe est maintenant exploité pour faire revivre le concept éculé de lavage de cerveau et des théories prétendant que les mauvaises « sectes », contrairement aux bonnes « religions », recrutent des membres et des donateurs par manipulation mentale. Comme lors de la chasse aux sorcières en Europe et de la persécution des chrétiens au Japon, pour laquelle Abe a présenté ses excuses, les accusations de pratiquer la magie noire – dont le lavage de cerveau n’est qu’une version moderne – et de fonctionner comme une « secte maléfique », conduisent à déshumaniser, discriminer et persécuter les personnes ainsi accusées. Aujourd’hui, on s’en prend à l’Église de l’Unification. Demain, on pourrait s’en prendre à toute religion qui compte parmi ses ennemis des lobbies suffisamment puissants pour persuader les médias qu’elle est une « secte ».

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