BITTER WINTER

L’excommunication : comment concilier des libertés et des intérêts divergents

by | Sep 17, 2021 | Documents and Translations, French

La décision du tribunal de Gand de déclarer « illégale » l’exclusion pratiquée par les Témoins de Jéhovah ne tient pas compte des précédents verdicts rendus en Europe et en Belgique. Cette décision est manifestement erronée.

par Yannick Thiels*

*Un article présenté lors du webinaire « Les Témoins de Jéhovah, Exclusion, et Liberté religieuse : la décision judiciaire de la Cour de Gand » le 9 Avril 2021 [Voir la vidéo du webinaire]

Read the original article in English.

A Medieval rendering of Catholic excommunication. But excommunication continues today.
Une représentation médiévale de l’excommunication par l’Eglise catholique. Cette pratique est toujours d’actualité.

L’excommunication et l’exclusion font partie des réalités d’aujourd’hui.

Des associations professionnelles, telles que le Conseil de l’Ordre des avocats ou des médecins, radient fréquemment les membres qui ne respectent pas la déontologie professionnelle. La radiation peut avoir des conséquences graves et durables. Mais personne ne remet en question le droit de ces associations d’agir de la sorte.

C’est également le cas dans de nombreuses familles (croyantes ou non) où les relations se sont dégradées au point que leurs membres, proches ou éloignés, décident de ne plus se parler ni de se fréquenter. Il en est de même des relations avec des voisins ou des collègues. Les « raisons » qui motivent le choix de ne plus parler ni fréquenter quelqu’un, voire d’encourager les autres à agir de même, sont très variées. Elles vont d’une simple offense à une vive dispute au sujet de la “meilleure” équipe de football, jusqu’à un grave désaccord concernant l’adhésion à tel syndicat ou parti politique.

Là encore, personne ne qualifierait ces choix d’illégaux, encore moins de « criminels ».

Dans son jugement de l’affaire « Associated Society of Locomotive Engineers and Firemen (ASLEF) v. the United Kingdom, no. 11002/05, 27 February 2007 », la Cour Européenne des Droits de l’Homme a statué : « Les personnes qui décident de s’associer le font pour partager des valeurs et des idéaux, et poursuivre des buts communs. Cette liberté serait menacée si l’association n’avait aucun contrôle sur les adhésions. »

Rares sont ceux qui contesteraient ce raisonnement qui relève du bon sens.

Qu’en est-il lorsqu’une religion décide de renvoyer quelqu’un et que les fidèles choisissent en conscience de ne plus fréquenter cette personne ? Les Cours d’appel et les Cours suprêmes qui ont traité cette question ont été unanimes : une religion a le droit de renvoyer un membre et de rompre tout lien avec lui.

Cependant, le 16 mars 2021, le tribunal de première instance de Gand est parvenu à la conclusion inverse : une religion, les Témoins de Jéhovah en l’occurrence, commet une infraction pénale quand elle enseigne à ses fidèles les doctrines bibliques sur l’excommunication et la rupture des liens avec d’anciens membres. Le juge n’a pas mentionné la moindre décision en Belgique ou ailleurs pour appuyer cette stupéfiante affirmation.

Contexte religieux

Une compréhension générale des croyances des Témoins de Jéhovah à propos de « l’exclusion » est utile pour comprendre en quoi la décision de la Cour de Gand est erronée.

Contrairement à d’autres religions, les Témoins de Jéhovah ne baptisent pas les nouveau-nés. Une personne peut devenir Témoin de Jéhovah uniquement après avoir minutieusement étudié la Bible et les préceptes religieux, ce qui prend des mois, voire plus.

Et si plus tard un fidèle se rend coupable d’un péché grave comme l’adultère ou le vol par exemple ? Les anciens s’entretiendront avec lui pour essayer de l’aider à se rétablir spirituellement. S’ils constatent que, selon les Ecritures, cet individu n’est pas repentant, il sera excommunié (renvoyé). Ensuite les anciens feront une brève annonce lors d’un office religieux : « [Untel] n’est plus Témoin de Jéhovah ». Aucune autre information n’est communiquée ou révélée à l’assemblée.

Une action semblable est menée dans le cas d’un fidèle qui informe les anciens qu’il ne veut plus être Témoin de Jéhovah. C’est ce qu’on appelle un retrait volontaire. Les anciens feront cette brève annonce lors d’un office religieux : « [Untel] n’est plus Témoin de Jéhovah. » Là encore, aucune autre information n’est communiquée ou révélée à l’assemblée.

Dans les deux cas, que la personne soit excommuniée ou qu’elle choisisse de se retirer volontairement, les fidèles décideront en conscience de limiter ou de cesser leurs rapports avec elle, selon leur compréhension des principes bibliques contenus en 1 Corinthiens 5:11-13 et 2 Jean 1:9-11. Le site Internet des Témoins de Jéhovah, www.jw.org, précise : « Que se passe-t-il dans le cas où un homme est excommunié mais que sa femme et ses enfants restent Témoins ? Leur pratique religieuse s’en trouve affectée, c’est vrai ; n’empêche que les liens du sang et les liens conjugaux perdurent. Ils continuent de mener une vie de famille normale et de se témoigner de l’affection. »

Qu’elle ait été excommuniée ou qu’elle se soit retirée, une personne peut toujours assister aux offices de l’assemblée, y chanter des cantiques et solliciter un soutien spirituel de la part des anciens. Elle peut aussi demander à être réintégrée parmi les Témoins de Jéhovah.

Au sujet de cette pratique religieuse, la Haute Cour d’Angleterre et du Pays de Galles a statué dans l’affaire « Otuo v. Watch Tower Bible and Tract Society of Britain » [2019] EWHC 1349 (QB), paragraphe 122 : « On peut s’attendre à ce qu’un groupe religieux, qui est guidé par les principes bibliques et qui cherche à les appliquer, ait l’autorité de renvoyer un pécheur si la situation le justifie. Cette mesure est raisonnable, et même essentielle, entre autres raisons parce qu’une personne qui ne peut ou ne veut pas se conformer aux principes bibliques, n’a pas sa place dans ce groupe. Et surtout parce qu’elle pourrait, à défaut d’être écartée, exercer une influence indésirable sur les fidèles. » (Voir aussi la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire « Highwood Congregation of Jehovah’s Witnesses c. Wall », 2018 CSC 26, [2018] 1 R.C.S. 750 par. 31, 36, 38).

Que dit le droit ?

La personne renvoyée a-t-elle des droits ? Oui, mais non ceux définis par le tribunal de Gand. Depuis des décennies, de nombreuses plaintes semblables à celles de Gand ont été déposées devant les tribunaux nationaux et jusque devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH),

Par exemple, lors des précédentes affaires « X vs Danemark », « Spetz vs Suède » et « Karlsson vs Suède », la Commission Européenne des Droits de l’Homme a instruit des requêtes déposées par des fidèles de diverses religions contre des décisions ayant eu un impact significatif sur leur vie. Dans les trois cas, la Commission a estimé qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 9 et que le droit des plaignants de « quitter » l’Eglise était la « garantie suprême » de la liberté de religion.

La CEDH a suivi la même voie. L’exemple le plus évident est la décision prise le 9 juillet 2013 par la Grande Chambre dans l’affaire « Sindicatul ‘Păstorul cel Bun’ vs Romania » [GC], no.2330/09, qui a statué aux paragraphes. 137 et 165 : (1) « Le principe d’autonomie interdit à l’Etat d’obliger une communauté
religieuse à admettre en son sein de nouveaux membres ou d’en exclure d’autres; (2) le droit à la liberté de religion «ne garantit aucun droit à la dissidence à l’intérieur d’un organisme religieux ; en cas de désaccord doctrinal ou organisationnel entre une communauté religieuse et l’un de ses membres, la liberté de religion de l’individu s’exerce par sa faculté de quitter librement la communauté; » et (3) « Le respect de l’autonomie des communautés religieuses reconnues par l’Etat implique, en particulier, l’acceptation par celui-ci du droit pour ces communautés de réagir conformément à leurs propres règles et intérêts aux éventuels mouvements de dissidence qui surgiraient en leur sein. ».

Les Cours d’appel de Belgique ont suivi de près la jurisprudence de la CEDH sur ce point.

Par exemple, en 2012, la Cour d’appel de Mons a statué sur un recours introduit par un ancien Témoin de Jéhovah qui affirmait que la pratique de l’exclusion violait la loi belge contre la discrimination : les mêmes arguments que dans l’affaire de Gand. La Cour d’appel de Mons a rejeté la requête, concluant : « Le fait qu’un mouvement religieux édicte à l’égard de ses membres et publie dans ses revues des règles de comportement à adopter vis-à-vis des anciens membres régulièrement exclus […], lesquelles se limitent à éviter de les fréquenter, de leur parler voire de les saluer, ne permet pas de présumer l’existence d’une quelconque discrimination…. [Le plaignant] se retrouve dans une situation comparable à celle de toute personne régulièrement exclue d’un groupe ou d’une association. Il peut librement fréquenter toutes les personnes extérieures à ce groupe et adopter toute autre religion de son choix, ce qu’il a d’ailleurs fait en devenant protestant. »

Mais qu’en est-il de l’argument principal invoqué par le tribunal de Gand selon lequel la doctrine de l’exclusion « étouffe » toute dissidence et place la personne exclue devant un dilemme : persister dans ses pratiques déviantes et rester exclue, ou renoncer à ces pratiques et être réintégrée (pages 51-52 du jugement) ? La Grande Chambre a clairement répondu dans l’affaire « Sindicatul ‘Păstorul cel Bun’ vs Romania » : l’article 9 « ne garantit aucun droit à la dissidence à l’intérieur d’un organisme religieux». Au contraire, « en cas de désaccord doctrinal ou organisationnel entre une communauté religieuse et l’un de ses membres, la liberté de religion de l’individu s’exerce par sa faculté de quitter librement la communauté. »

Ce n’est guère surprenant. La nature même d’une religion est de décourager la dissidence. Comme la Cour Européenne des Droits de l’Homme l’a stipulé dans l’affaire « Jehovah’s Witnesses of Moscow v. Russia » (n° 302/02, 10 juin 2010) au paragraphe 118 : « La Cour souligne que c’est une caractéristique courante de nombreuses religions qu’elles fixent des normes de conduite que leurs adhérents doivent respecter dans leur vie privée. »

Que dire alors ? Que la décision du tribunal de Gand est clairement erronée. Elle constitue une violation grave de la Constitution belge et de la Convention européenne des Droits de l’Homme. Elle doit être annulée au plus vite.

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