BITTER WINTER

Annulation de la décision du tribunal de Gand en appel : la liberté d’enseigner et de pratiquer la doctrine de l’exclusion pour les Témoins de Jéhovah en Belgique

by | Sep 20, 2022 | Documents and Translations, French

La Cour d’appel de Gand a critiqué le jugement rendu en première instance et a conclu que la pratique de l’exclusion est protégée par des principes inhérents à la liberté religieuse.

par Massimo Introvigne

Read the original article in English.

The Court of Appeal of Ghent.
La Cour d’appel de Gand. Crédits.

Dans le cadre de plusieurs articles, Bitter Winter a examiné un verdict sujet à controverse, rendu le 16 mars 2021 par le tribunal de première instance de Gand en Belgique. Ce tribunal a déclaré que l’incitation des membres d’une organisation religieuse à ne pas fréquenter d’anciens membres, qu’ils soient excommuniés ou qu’ils aient quitté ladite organisation, revient tant à de la discrimination qu’à de l’incitation à la haine, ce qui devrait être interdit en Belgique.

L’organisation mère de Bitter Winter, le CESNUR, a organisé un webinaire relatif à ce verdict, qui a permis à plusieurs chercheurs spécialistes des Témoins de Jéhovah et de la liberté religieuse de s’exprimer. Ils étaient unanimes à estimer que les juges de Gand avaient créé un précédent extrêmement dangereux pour la liberté religieuse de façon générale. Ils ont également exprimé leur espoir de voir l’annulation de ce verdict en appel.

Heureusement, le 7 juin, la Cour d’appel de Gand s’est rangée du côté de ces spécialistes et a annulé dans sa totalité la décision prise en première instance. En effet, les juges d’appel ont critiqué la façon dont l’enquête pénale avait été menée, faisant remarquer que seuls d’anciens membres mécontents des Témoins de Jéhovah et des opposants avaient été interrogés. Les représentants des Témoins de Jéhovah de Belgique n’avaient pas été entendus, bien qu’ils se fussent rendus disponibles. De plus, la cour a mis en évidence le rôle de l’agence fédérale belge dans la lutte contre la discrimination UNIA, qui s’est constituée partie civile et dont les arguments ont reçu une réponse de la part des juges d’appel.

La cour d’appel a souligné que la décision prise en première instance était fondée sur la loi belge contre la discrimination, qui interdit la discrimination et le harcèlement, bien que ces juges de première instance aient également soutenu que la liberté religieuse des membres excommuniés, protégée par la Constitution belge et la Convention européenne des droits de l’homme, avait été bafouée.

La cour d’appel a tout d’abord réaffirmé que la liberté de religion commune aux organisations religieuses est elle aussi protégée. Celle-ci comprend le droit d’exclure des membres pour des raisons théologiques et en vertu des critères propres à une organisation, ce que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a unanimement établi par la jurisprudence. Quand une personne n’est plus Témoin de Jéhovah, on l’annonce lors des réunions de l’assemblée locale. Cependant, comme la liberté de religion « implique également le droit de faire connaître aux adeptes qui appartient ou non à une certaine communauté religieuse », la pratique des Témoins de Jéhovah consistant à aviser ses membres s’en trouve protégée.

 Les juges d’appel ont déclaré que les parties n’ont pas contesté le fait que « la doctrine de l’exclusion provient d’une conviction ou d’une règle religieuse, plus précisément d’une interprétation de certains textes bibliques qui est propre aux Témoins de Jéhovah », ce qui semble manifestement être protégé par la liberté de religion. Cependant, le verdict rendu en première instance et l’institution UNIA ont fait valoir que la liberté de religion n’est « pas illimitée ».

La cour d’appel a attesté la validité de cet argument en tant que principe général. La Convention européenne des droits de l’homme autorise une limitation de la liberté religieuse « nécessaire à une société démocratique ». Cependant, « la protection garantie par l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme est assez détaillée, alors que la marge d’appréciation des autorités (dans le cas présent, les cours pénales) est comparativement faible ».

La cour d’appel a fait remarquer que dans le cadre de l’affaire Les Témoins de Jéhovah de Moscou et autres contre la Russie, la CEDH avait statué qu’un comportement religieux provoquant la mise à l’écart des membres de la famille de croyances religieuses différentes est également protégé par l’article 9. De plus, la cour d’appel a cité le verdict historique rendu par la CEDH dans l’affaire Sindicatul, stipulant qu’il n’existe pas de « droit d’être en dissidence » au sein d’une organisation religieuse et que cette dernière est libre d’exclure les dissidents. La liberté religieuse des individus est toujours protégée, car ils peuvent quitter l’organisation et rejoindre ou créer un autre groupement religieux, ce qu’ont fait plusieurs des parties civiles.

Les juges d’appel ont aussi précisé que la loi ne peut pas imposer aux membres d’une communauté religieuse de fréquenter les personnes qui ont quitté ladite communauté si tel n’est pas leur souhait. Cependant, l’institution UNIA a rétorqué que, dans le cas des Témoins de Jéhovah, la doctrine de l’exclusion viole la liberté religieuse individuelle de ses membres. En effet, pour ces derniers, il se révèle difficile voire impossible de quitter la communauté car ils savent que s’ils agissent ainsi, ils seront exclus.

Les juges d’appel ont fait observer que « pratiquement toutes les parties civiles et les parties lésées enregistrées pour cette affaire sont constituées d’anciens membres des Témoins de Jéhovah, ce qui semble donc difficile à concilier avec l’argument selon lequel la doctrine de l’exclusion rend impossible ou particulièrement difficile le fait de quitter cette communauté religieuse ». En effet, la cour d’appel a souligné que de nombreuses personnes quittent l’organisation des Témoins de Jéhovah chaque année, et leur connaissance de la doctrine de l’exclusion ne les empêche pas d’agir ainsi.

L’institution UNIA a aussi présenté l’argument selon lequel la liberté religieuse de ceux qui restent au sein de l’organisation des Témoins de Jéhovah est bafouée, car ils sont obligés de se conformer à la doctrine de l’exclusion et s’ils ne la respectent pas, ils sont excommuniés. A la lumière de documents et de témoignages, la cour d’appel a mis en doute que, dans les faits, cela ait été le cas toutes les fois où la doctrine de l’exclusion n’a pas été respectée.

Plus important encore, les juges d’appel ont relevé que l’enseignement et la pratique de l’exclusion ne peuvent en soi être interdits selon la loi belge contre la discrimination interprétée dans le cadre de la Convention européenne des droits de l’homme. Cela inclut même le fait de considérer l’exclusion comme une doctrine essentielle d’une organisation religieuse, ce qui, selon les observations de la cour d’appel, se retrouve dans d’autres religions que les Témoins de Jéhovah, comme dans le judaïsme orthodoxe et plusieurs écoles islamiques. Les cours peuvent assurément examiner si les anciens membres sont « poursuivis, harcelés, persécutés ou menacés » par les membres qui bénéficient d’une bonne réputation. Cependant, ce n’est pas ce qui se passe dans le cas des Témoins de Jéhovah, qui pratiquent simplement « une manière passive d’éviter des contacts sociaux ».

Le tribunal de première instance avait cité une conférence donnée en 2013 par un ancien qui avait vitupéré contre les « apostats ». Les juges d’appel ont fait observer qu’il n’avait pas incité à la violence, et qu’il avait établi une distinction entre les « apostats », c’est-à-dire d’anciens membres devenus des militants opposés aux Témoins de Jéhovah, et ceux qui ont simplement quitté l’organisation mais ne consacrent pas leur vie à l’attaquer publiquement. Je voudrais ajouter un commentaire personnel, qui n’est pas celui des juges : l’ancien a vraiment appliqué correctement le concept sociologique en usage lié aux « apostats ».

Alors que l’institution UNIA a insisté sur le fait que l’exclusion condamne ses « victimes » à un « isolement social » total, les juges d’appel ont répliqué que tel n’était pas le cas. Les Témoins de Jéhovah représentent un très petit pourcentage de la population belge. Les anciens membres exclus sont toujours libres de s’associer à une large majorité de citoyens belges qui ne sont pas Témoins de Jéhovah.

Les juges ont déclaré qu’il convenait d’examiner un cas particulier. Les relations d’amitié ne sont pas protégées par la constitution et n’importe qui est libre de les rompre ou de refuser d’interagir avec d’anciens amis. Cependant, pour ce qui est des relations entre conjoints et entre parents et enfants mineurs, une protection spéciale est offerte par l’article 22 de la Constitution belge. Ces relations ne peuvent être rompues qu’en appliquant des procédures réglementées par la loi, qui prévoit le divorce et le fait de prendre soin des enfants mineurs quand des époux se séparent, ainsi que dans d’autres cas de figure.

Les juges d’appel ont signalé que les Témoins de Jéhovah enseignent que les relations maritales entre conjoints vivant sous le même toit doivent continuer même si l’un des époux n’est plus Témoin de Jéhovah, et qu’il faut aussi continuer de prendre soin des enfants mineurs. Dans ce genre de cas, « l’exclusion » signifie simplement que l’ancien membre ne participe plus aux activités religieuses de la famille.

La cour d’appel a reconnu que certains anciens membres ont présenté un témoignage selon lequel ils avaient été maltraités par leur conjoint après avoir quitté l’organisation des Témoins de Jéhovah, et qu’un divorce s’en était suivi. Cependant, elle a souligné que dans ce genre de cas, il n’est pas évident que les problèmes liés à la religion soient la seule cause du différend. Les juges d’appel ont précisé que, de toute façon, on ne peut empêcher personne de demander le divorce si tel est son souhait.

La cour d’appel a conclu que l’enseignement et la pratique de la doctrine de l’exclusion sont légaux en Belgique et a annulé les sanctions pénales imposées aux Témoins de Jéhovah par le tribunal de première instance de Gand. Il est significatif que les juges d’appel aient rendu leur décision le même jour où la Cour européenne des droits de l’homme déclarait que la « liquidation » des Témoins de Jéhovah en Russie était illégale. La Cour d’appel de Gand a correctement appliqué les principes établis par la CEDH dans le cadre de nombreuses décisions prises concernant les Témoins de Jéhovah. Elle a restauré l’Etat de droit et a attesté que, contrairement à ce qui se passe en Russie, les cours des sociétés démocratiques protègent la liberté commune des organisations religieuses de pouvoir s’administrer elles-mêmes comme bon leur semble.

NEWSLETTER

SUPPORT BITTER WINTER

READ MORE